En tête-à-tête with Éric Vuillard

October 28th, 2019

 

We asked Éric VuillardCo-op member, novelist, and winner of the 2017 Prix Goncourtto share some books he's read recently. He sent us his thoughts on three remarkable titles: O.K., Joe! by Louis Guilloux, a novel revisiting a dark episode in the US Army's history in post D-Day France; Sur la scène intérieure by Marcel Cohen, a haunting series of portraits of the family Cohen lost to the Holocaust reconstructed from objects they left behind; and finally, a translation into French of the revered 19th century Italian novel Histoire de la colonne infâme by Alessandro Manzoni -- a love story set amidst war, famine, and plague.


O.K., Joe! de Louis Guilloux 

Rarement la littérature aura accompagné les hommes de si près. Dans le roman policier, la découverte du coupable permet de résoudre un problème, mais le véritable problème est passé sous silence, méconnu. Dans le livre de Louis Guilloux, c’est tout le contraire. En apparence, l’écrivain raconte son activité d’interprète auprès des tribunaux de l'armée américaine pendant la libération de la France. On suit les militaires américains dans une jeep cahotant parmi les ornières de l’arrière-pays breton. On y découvre des cuisines au sol de terre battue, des familles méfiantes, des militaires décontractés. L’armée américaine recueille les témoignages de filles violées par des soldats, elle établit comme elle peut la justice, c’est l’impression confuse que cela donne. Jusqu’au moment où l’on comprend que les seuls coupables, les seuls soldats de son armée que l’Amérique condamne, les seuls militaires sur la culpabilité desquels elle enquête ce sont des noirs. 

Sur la scène intérieure de Marcel Cohen

Ce sont en quelque sorte les mémoires bouleversants d’un témoin sans souvenirs. La famille de Marcel Cohen est morte en déportation quand il était enfant, il ne peut donc témoigner de son expérience. A partir de quelques objets ordinaires, de quelques photographies de famille, il mène une enquête ; il écrit son livre grâce aux traces minuscules qu’il lui reste. La parcimonie de ces traces a deux conséquences : la pauvreté des témoignages oblige à une attention très grande, à ne rien négliger ; mais elle n’engage pas que la forme, cette rareté est aussi un contenu, elle témoigne mieux que tout autre chose de la violence subie. Enfin, elle pose une question délicate aux professionnels de la connaissance : comment mettre du savoir, là où il n’y a pas de souvenirs ? L’écriture dépouillée et pénétrante de Marcel Cohen parvient à faire que ce qu’il y a de plus intime est l’Histoire. 

Histoire de la colonne infâme d’Alessandro Manzoni

À l’origine, l’Histoire de la colonne infâme est une digression. Manzoni rêvait une sorte de hors-d’œuvre destiné à planter le décor d’un épisode de son grand roman, Les Fiancés, racontant les amours contrariés de deux jeunes paysans. Il y a au cœur de ce livre une épidémie de peste, un épisode bien réel de l’histoire de Milan. Durant cette terrible épidémie, l’une des plus meurtrières qui fut, on accusa une poignée d’hommes d’avoir pestiféré les murs en les enduisant d’un mystérieux onguent. Ce procès leur valut la torture, la mort. Mais pour marquer encore davantage les esprits, la maison de l’un d’eux fut rasée et l’on érigea sur les ruines un monument en mémoire de leur prétendu forfait, une colonne infâme.

À la fois libelle contre la torture, commentaire des méthodes judiciaires, relation et analyse d’un fait divers saisissant, la digression aurait représenté le point de vue de Manzoni, une sorte de pétition intérieure. Mais les scrupules de l’auteur en ont voulu autrement ; et le petit appendice s’est inexorablement détaché du reste de l’œuvre. Cette séparation aura pris vingt ans. Car ce bref récit, sur une histoire sombre et troublante, est avant tout l’expression d’une crise. En se détachant du roman, la digression le remet en cause et plonge l’art romanesque lui-même dans le passé. En un sens profond, l’Histoire de la colonne infâme désavoue Les Fiancés.

Ce bref récit n’a rien d’un roman. Pas de dialogue. Pas de description. Nulle péripétie. La vérité n’est sacrifiée à rien. Pourtant, le petit livre de Manzoni se lit avec fièvre. On veut en connaître le dénouement ; on veut enfin savoir. Quelque chose nous entraîne. Il n’y a pas plus littéraire que ce petit livre, pas de roman plus palpitant, pas de description plus envoûtante, pas de personnages plus émouvants que les victimes, pas de figures plus mystérieuses que leurs juges, mais, surtout, pas d’intrigue plus brûlante que l’histoire de cette injustice. La colonne infâme, c’est J’accuse écrit par un italien dans la première moitié du XIXe siècle.